Le comité d’organisation (composé de membres du Séminaire d’histoire de l'université de Lucerne), d’entente avec le Conseil scientifique (composé de représentant·e·s de diverses institutions culturelles et hautes écoles lucernoises), a décidé de dédier les Journées d’histoire au sujet suivant :
La visualité est omniprésente au 21ème siècle. Ses conditions esthétiques, techniques et sociales de même que ses effets exigent une mise en perspective historiographique. En conséquence, trois questionnements peuvent plus spécifiquement être dégagés : comment la recherche historique traite-t-elle des pratiques de l’(in)visibilisation ? Comment la science historique aborde-t-elle les sources visuelles ? Et que rend-elle visible à travers son travail et quoi non ? Concrètement, nous proposons les points de discussion suivants :
Tous les champs de la discipline sont invités à soumettre des propositions de contributions qui interrogeront la manière selon laquelle les êtres humains, les civilisations et les cultures ont compris, découvert, modifié ou protégé l’(in)visibilité : l’histoire de l’art aussi bien que l’histoire des sciences et des techniques, l’histoire économique et sociale de même que l’histoire politique – ce en tenant compte des perspectives locales, nationales, internationales et globales. Celles et ceux qui ont laissé des traces dans l’histoire se retrouvent directement dans le champ de vision des sciences historiques. Comment les historiennes et historiens ont abordé les autres groupes, ceux qui n’auraient pas laissé de telles traces ? Des problématiques issues de l’histoire du genre et du quotidien se voient également soulevées par de tels questionnements.
Visibilité et pouvoir
« La visibilité est un piège », déclare Michel Foucault. Les Septièmes Journées suisses d’histoire se consacrent à cet espace conflictuel. La visibilité a un aspect involontaire très marqué ; pour beaucoup d’êtres humains, elle était (et est encore) une stratégie décisive pour ne pas attirer sur soi le regard des instances de contrôle de l’État. La visibilité peut en revanche aussi aller de pair avec la sécurité. Ainsi, la violence, les abus et, plus généralement, les déviances, s’opèrent souvent en cachette, sous le couvert de la sphère privée ou de l’anonymat.
« Devine ce que je vois » : L’(in)visibilité ne va pas de soi, car elle exige de nombreux préalables d’ordre technique, culturel, politique et socio-économique. Elle est un lieu de revendications de pouvoir, de subversion et de confrontations entre hiérarchies concurrentes. Dans les médias contemporains, divers acteurs aux intérêts économiques et politiques divergents se disputent l’obtention d’une place sur les panneaux d’affichage, dans les journaux et sur les écrans. Il en allait de même dans les sociétés prémodernes, au sein desquelles les signes d’appartenance entraient en concurrence dans les intérieurs des églises, dans l’habillement, sur les murs des maisons et au fil des rues. Ces signes imprégnaient également les corps dissimulés par les vêtements, sans parler des savoirs secrets dans la pénombre de la discrétion.
Particularités des sources visuelles
La transition numérique accélère et dramatise la culture du débat public. À cet égard, la communication visuelle prend une importance croissante par rapport à la culture de l’écrit. Les machines ne se contentent depuis longtemps plus de simplement reproduire le monde et elles tendent à se libérer de leur matérialité et de leur localité, ainsi que le remarquait Walter Benjamin en 1935. La génération de visualisations autonomes donne naissance à des mondes nouveaux, faussement réels ou surréalistes. Dans ces espaces, les formes de représentation du social et les rapports de pouvoir qui y sont liés sont souvent reproduits, voire accentués.
L’histoire de l’art est riche de suggestions méthodologiques pour l’analyse sémiotique de la communication visuelle. Cette dernière est de plus en plus mobilisée par l’historiographie, traditionnellement très orientée sur l’analyse textuelle. À cela s’ajoutent de nouveaux défis de méthode. À l’ère des possibilités en apparence infinies en matière de modélisations, de modifications et de créations digitales, que signifient les images en tant que sources, de preuves et de revendications « C’était ainsi ! » ?
« Le savoir, c’est le discours, les débats, l’analyse. Une image s’impose, elle domine – une image est un choc », affirme Paul Virilio. Il existe donc des mécanismes spécifiques à la communication visuelle qui diffèrent des textes. Les images semblent être dotées d’une espèce d’évidence immédiate permettant de se représenter les faits sociaux. Comment appréhender historiquement cette capacité de communication particulière du visuel, notamment à l’égard de conflits non résolus et de débats persistants inhérents au monde de la recherche ?
Fonctions et utilisation d’images
Longtemps, seuls les membres de l’élite régnante étaient en mesure de s’offrir leur portrait en peinture. L’émergence de la photographie démocratisa l’accès à la production d’images et augmenta la visibilité des milieux de vie, notamment dans les pays du sud, avec des possibilités d’auto-observation, d’auto-contrôle ou d’auto-optimisation ; en bref : d’auto-efficacité.
Par le passé, la visibilité par le biais des images jouait un rôle important pour les États et les entreprises commerciales. Dès le début du 19e siècle, un « univers des images techniques » (Vilem Flusser) s’instaura et alimenta ces stratégies et revendications. Les nutriscores indiqués sur les emballages des produits alimentaires, les statistiques économiques, les mesures géodésiques ou les points du système européen de transfert et d’accumulation de crédits universitaires (ECTS) sont partie prenante de cet univers.
Lucerne est l’un des lieux de naissance du tourisme, actuellement l’une des industries de services les plus rentables au monde. L’« industrie des étrangers », le terme employé pour évoquer le tourisme au 19e siècle, prétend à ce que ses attractions ne passent pas inaperçues. Cela implique par conséquent d’invisibiliser beaucoup d’autres choses. Les débats actuels à propos de l’« appropriation culturelle » tournent aussi autour de ce point. Lorsque les migrant·e·s bénéficient d’une grande visibilité, qu’il s’agisse des réfugiés protestants de l’époque moderne ou de mouvements migratoires de l’époque contemporaine, comment celle-ci impacte leur nouvel environnement social ?
Qu’est-ce que la recherche historique rend visible et qu’est-ce qu’elle dissimule ?
Le sujet de l’« (in)visibilité » permet en outre une réflexion sur les questions fondamentales relatives aux fonctions des sciences historiques à l’heure actuelle. L’histoire se définit volontiers, via la publication de sources, en tant que procédé de révélation par le biais de la visibilisation de faits auparavant dissimulés dans les archives. Par conséquent, qu’est-ce qui est rendu visible et visualisé et, au contraire, qu’est-ce qui reste oublié et invisible ?
Le savoir allant de pair avec la visibilité est généralement, dans ses apparitions, d’abord discret car caché dans des classeurs, dissimulé dans des collections d’archives privées, occulté par des éléments spécifiques et des mécanismes techniques. Ce sont des décisions qui rendent habituellement ce savoir visible, et celles-ci découlent de processus conflictuels : qui rend visible quoi, et au nom de quoi ?
Ces réflexions doivent servir d’inspiration pour les débats entre historiennes et historiens de même que pour faciliter un dialogue entre scientifiques et public plus large. Notre sujet est intentionnellement très ancré dans l’actualité : nous considérons les Journées d’histoire non seulement comme un espace de renouvellement de la discipline, mais également comme un lieu idéal pour s’adresser à la cité et échanger avec la société.
Pour des informations complémentaires, la coordinatrice des Journées suisses d’histoire 2025, Marion Ronca, se tient volontiers à votre disposition à l’adresse mail marion.ronca@unilu.ch.